“La meilleure façon de découvrir ou de retrouver Robert Siohan (1894-1985), musicien et musicologue français incontournable du milieu du XXe siècle, infatigable exégète de la musique de son temps et grand plume critique pour le journal Le Monde, sous l’angle de ses documents inédits.”
François Roulmann, libraire et expert en livres et documents anciens, spécialisé en musique ancienne
Robert Siohan naît à Paris en 1894. Élève brillant, il sort du Conservatoire de Paris avec les premiers prix d’alto, d’harmonie, de contrepoint et de direction d’orchestre. Fort de ce bagage académique, il s’oriente d’abord vers la carrière d’altiste, avant de se consacrer à la direction, particulièrement encouragé par le compositeur Vincent d’Indy. Le 14 mars 1924, il a l’honneur de diriger la première du Roi David d’Arthur Honegger, au sein de la prestigieuse salle Gaveau à Paris. Cette représentation rencontre un véritable succès et est couverte par tous les journaux de référence, à l’instar du Figaro qui évoque une “double exécution du Roi David [qui] a provoqué une grande émotion dans le monde de la musique.”[1]
[1] Le Figaro, 24 March 1924
Plusieurs documents de la collection mise en vente nous replongent dans l’atmosphère de cette première représentation, tels que l’affiche originale de l’audition salle Gaveau, ainsi qu’une importante revue de presse. L’ensemble comprend également plusieurs affiches originales de représentations postérieures, attestant du succès de l’oratorio sur le long terme.
En 1929, Robert Siohan franchit un pas décisif en fondant les Concerts Siohan, qu’il dirige jusqu’en 1936. Cet ensemble, loin d’être une simple série de concerts, fut un véritable laboratoire musical où se firent entendre les voix les plus novatrices de l’époque. Cette série de concerts, donnée dans différents lieux parisiens, devint rapidement le rendez-vous incontournable de la scène musicale.
Siohan y révéla des œuvres audacieuses, souvent jouées pour la première fois, telles que L’Ascension d’Olivier Messiaen (1934), mais également des partitions de Darius Milhaud, Jacques Ibert, Arthur Honegger ou encore Georges Auric.
Novateurs pour l’époque, ces concerts peuvent être perçus comme une préfiguration du Domaine musical, la société de concerts fondée en 1954 à Paris par Pierre Boulez.
Cette partie de la carrière de Siohan est particulièrement bien documentée par l’ensemble mis en vente à Vichy Enchères. Ce dernier comprend en effet 34 affiches des Concerts Siohan, ainsi qu’une quarantaine de programmes, des comptes manuscrits et des documents variés sur le sujet. On y retrouve notamment la création en 1934 de L’Ascension de Messiaen, œuvre fondatrice de la modernité française. Plusieurs documents nous plongent également dans l’intimité de ce cercle artistique, dont une carte adressée à Corrie Siohan[1], l’épouse et collaboratrice du chef, qui porte les signatures amicales d’Honegger, Charles Munch et Siohan lui-même. Celle-ci nous rappelle que, derrière l’audace artistique, se tissaient des liens d’amitié.
[1] Une carte sur laquelle est dactylographié «Madame SIOHAN » sur laquelle plusieurs personnes ont écrit et signé des compliments. On trouve en particulier : Andrée Vaurabourg, pianiste, épouse d’Arthur Honegger « Pour Corrie avec toute ma bonne et déjà vielle amitié. Vaura » ; Arthur Honegger a signé en bas de la carte ; Charles Munch « (Madame Siohan) le juge suprême des Concerts Siohan. Affectueusement. Charles Munch »
L’un des ensembles les plus saillants de la collection est le dossier concernant la période 1945-1948, qualifié “l’affaire Siohan”. Il contient plusieurs centaines de documents, manuscrits et tapuscrits originaux de Robert Siohan relatant ce qu’il appela “Trois ans de détresse”. À la Libération, Siohan prit en effet position contre Jacques Rouché, administrateur général des Théâtres lyriques nationaux, compromis avec les autorités d’Occupation.
En fonctions au Théâtre Lyrique de l’opéra (de Paris) depuis 1932 en qualité de Directeur des Chœurs, je me suis trouvé, après la Libération, activement mêlé à l’affaire Rouché, ayant pris résolument position contre lui. […] Il est bien certain en effet qu’à l’Opéra, comme dans le pays entier, deux mentalités s’affrontent, ceux qui cherchent à minimiser, à excuser et même à justifier la collaboration réagissant violemment contre ceux qui la condamnent.
Préambule d’un rapport établi par Robert Siohan en septembre 1945
Ce geste courageux, inscrit dans l’élan de l’épuration, lui coûta cher. Rapidement, il se heurta à l’hostilité de nombreux musiciens de l’Opéra, qui refusèrent de l’accepter comme chef d’orchestre. Les obstructions s’accumulèrent alors. Une pétition de l’orchestre de l’Opéra, datée du 3 octobre 1945 fut signée par 64 musiciens refusant sa nomination.
Face à cette hostilité, un front de soutiens prestigieux se forma, en attestent les nombreuses lettres comprises dans le dossier, signées de la main de Georges Auric, Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, Arthur Honegger, Jacques Ibert, Louis Durey ou encore Jacques Copeau. A titre d’exemple, Messiaen lui écrivit ainsi en juillet 1947 pour affirmer son estime et son amitié. Ces voix s’élevèrent pour défendre l’intégrité et le talent de Robert Siohan, injustement marginalisé.
À travers ce dossier, on mesure l’ampleur des fractures qui divisaient alors la société, et ce dans toutes ses sphères. L’affaire Siohan incarne ces tensions, et révèle aussi la force d’un artiste qui, au prix de sa carrière, resta fidèle à ses convictions.
Si l’affaire marqua une rupture dans sa carrière, Siohan sut rebondir. En 1945, il obtint une classe de déchiffrage au Conservatoire, où il enseigna jusqu’en 1962. Cette même année, il fut nommé inspecteur général de l’enseignement musical, aux côtés d’André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles. Mais c’est surtout par la critique que Siohan se réinventa. Il publia une importante quantité d’articles pour Le Monde, contribuant ainsi à l’élargissement de la rubrique musicale du journal. La plupart de ses articles – près de 500 rédigés entre 1954 et 1971 – sont conservés dans l’ensemble de documents aujourd’hui mis en lumière.
Ces articles couvrent l’avant-garde des années 1950 et 1960, de la musique électronique aux concerts du Domaine musical, et constituent un témoignage de la réception de la modernité musicale en France. Cet ensemble rappelle aussi que Siohan fut non seulement un acteur de la musique contemporaine, mais aussi l’un de ses meilleurs passeurs.
Robert Siohan fut élevé au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur dès 1936, à celui d’Officier des Arts et des Lettres en 1957, puis promu Officier de la Légion d’Honneur en 1961. En 1965, il accéda au grade de Commandeur de l’Ordre du Mérite. Notons enfin que la Ville de Paris lui décerna une Grande Médaille.
Robert Siohan fut aussi l’auteur de plusieurs ouvrages, que l’on retrouve dans cette collection. On pense notamment au manuscrit complet de son Stravinsky, publié en 1959, enrichi de centaines de notes préparatoires. L’ouvrage, publié dans la collection Solfèges du Seuil, reste aujourd’hui encore une référence. Les livres conservent aussi les félicitations manuscrites de Nadia Boulanger, Alfred Cortot ou encore Vladimir Jankélévitch, qui soulignent la qualité de son travail. À côté de Stravinsky, l’ensemble comprend les dossiers de l’Histoire du public musical (1967) et de La musique étrangère au XXe siècle (1984).
À travers ces titres, Siohan affirme sa volonté d’élargir le regard et d’inscrire la musique contemporaine dans une histoire longue et ouverte. Ces épreuves corrigées et éditions originales offrent un regard sensible et plus intimiste sur la fabrique de son travail, tout comme les 70 carnets manuscrits rédigés entre 1936 et 1980. Ces derniers nous livrent des analyses d’œuvres, réflexions esthétiques ou encore notes de concerts, qui semblent former une chronique au jour le jour de la pensée musicale d’un demi-siècle.
De l’altiste virtuose au fondateur des Concerts Siohan, du témoin de la collaboration au critique attentif du Monde, de l’auteur de Stravinsky au penseur des musiques nouvelles, Robert Siohan incarne une figure aux multiples facettes, qui fit de la modernité non pas une rupture, mais une continuité. La collection mise en lumière à Vichy Enchères donne à voir toute la complexité de cet homme, mais aussi d’une époque de bouleversements. Plus que de simples traces matérielles d’une vie, ces documents sont aussi les témoins d’un siècle où la musique se réinventa sans cesse.
Nous tenons à remercier François Roulmann, expert en livres et documents anciens, pour son concours dans la rédaction de cet article.
“The best way to discover, or rediscover, Robert Siohan (1894-1985), the preeminent French musician and musicologist of the mid-20th century, tireless proponent of the music of his time and leading critic for the newspaper Le Monde, is through the lens of these unpublished documents.”
François Roulmann, bookseller and expert in antique books and documents, specializing in early music
Robert Siohan was born in Paris in 1894. He was an exceptional student, and graduated from the Paris Conservatoire with first prizes in viola, harmony, counterpoint and orchestra conducting. Armed with these diplomas, he initially pursued a career as a violist, before devoting himself to conducting, and he was encouraged in particular in this path by the composer Vincent d’Indy. On 14 March 1924, he had the honour of conducting the premiere of Arthur Honegger’s King David at the prestigious Salle Gaveau in Paris. This performance was a resounding success and was covered by all the leading newspapers, including Le Figaro, which described it as a “double performance of King David [which] provoked great emotion in the world of music.”[1]
[1] Le Figaro, 24 mars 1924
Several documents in the collection for sale allow us to immerse ourselves in the atmosphere of this first performance, including the original poster for the performance at the Salle Gaveau, as well as an extensive press review. The collection also includes several original posters from later performances, attesting to the oratorio‘s long-lasting success.
In 1929, Robert Siohan took a decisive step by founding the Siohan Concerts, which he conducted until 1936. Far from merely performing a series of concert, this ensemble was a true musical laboratory where the most innovative voices of the time could express themselves. This series of concerts, held in various Parisian venues, quickly became a must on the music scene.
Siohan introduced daring works, often performed for the first time, such as Olivier Messiaen’s L’Ascension (1934), as well as scores by Darius Milhaud, Jacques Ibert, Arthur Honegger and Georges Auric.
These concerts were ahead of their time, and could be seen as a forerunner of Domaine Musical, the concert society founded in 1954 in Paris by Pierre Boulez.
This aspect of Siohan’s career is particularly well documented in the collection being sold at Vichy Enchères. It includes 34 posters relating to the Siohan Concerts, as well as some 40 programmes, handwritten accounts and various documents on the subject. In particular, they cover the 1934 premiere of Messiaen’s L’Ascension, a work laying the foundation for French modernity. Several documents also allow us to take an intimate peek into this artistic circle, including a card addressed to Corrie Siohan [1], the conductor’s wife and collaborator, which bears the signatures of Honegger, Charles Munch and Siohan himself. This card reminds us that, behind the artistic innovation, bonds of friendship were forged.
[1] A card on which is typed “Madame SIOHAN” on which several people have written and signed compliments. In particular: Andrée Vaurabourg, pianist, wife of Arthur Honegger “For Corrie with all my good and old friendship. Vaura”; Arthur Honegger signed at the bottom of the card; Charles Munch “(Madame Siohan) the supreme judge of the Siohan Concerts. Affectionately yours. Charles Munch”.
One of the most notable item in the collection is the file concerning the period 1945-1948, referred to as the “Siohan Affair”. It contains several hundred original documents, manuscripts and typescripts by Robert Siohan, recounting what he called “Three years of distress”. After the Liberation in 1945, Siohan took a stand against Jacques Rouché, the general administrator of the Théâtres Lyriques Nationaux, who had collaborated with the authorities during the Occupation of France.
Having worked at the Théâtre Lyrique de l’Opéra (Paris) since 1932 as Chorus Director, I found myself actively involved in the Rouché Affair after the Liberation, having taken a resolute stand against him. […] There is indeed no doubt that at the Opera, as in the country more generally, two camps clashed, with those who sought to minimize, excuse and even justify collaboration, reacting violently against those who condemned it.
Preamble to a report drawn up by Robert Siohan in September 1945
This brave stance, on the side of those who sought to purge public institutions from collaborators, cost him dearly. He quickly encountered the hostility of many Opera musicians, who refused to accept him as conductor. Obstacles were then put in his way. A petition dated 3 October 1945 from the Opera orchestra, to overturn his appointment, was signed by 64 musicians.
In the face of this hostility, a prestigious front of support formed, as evidenced by the numerous letters included in the file, and signed by Georges Auric, Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, Arthur Honegger, Jacques Ibert, Louis Durey and Jacques Copeau. For instance, Messiaen wrote to him in July 1947 to reiterate his esteem and friendship. These famous artists defended the integrity and talent of Robert Siohan, who had been unjustly marginalized.
This affair revealed the extent of the divisions in society at the time, in all its spheres. The Siohan affair embodied these tensions and also revealed the strength of character of an artist who, at the cost of his career, remained true to his convictions.
Whilst the affair marked a turning point in his career, Siohan was able to bounce back. In 1945, he was appointed to a sight-reading class at the Conservatoire, where he taught until 1962. That same year, he was appointed Inspector General of Music Education, alongside André Malraux, then Minister of Cultural Affairs. However, it was above all as a music critic that Siohan reinvented himself. He published a significant number of articles for Le Monde, contributing in the process to the expansion of the newspaper’s music section. Most of his articles – nearly 500, written between 1954 and 1971 – are preserved in the collection of documents now brought to light.
These articles cover the avant-garde scene of the 1950s and 1960s, from electronic music to the Domaine Musical concerts, and provide a testament to the way in which new music was received in France at that time. This collection also serves as a reminder that Siohan was not only a key figure in contemporary music, but also one of its greatest proponents.
Robert Siohan was awarded the rank of Chevalier of the Legion of Honour in 1936, that of Officer of Arts and Letters in 1957, and then promoted to Officer of the Legion of Honour in 1961. In 1965, he was awarded the rank of Commander of the Order of Merit. Finally, it should be noted that the City of Paris awarded him a Grand Medal.
Robert Siohan was also the author of several works, which can be found in this collection. In particular it contains the complete manuscript of his book Stravinsky, published in 1959, accompanied by hundreds of preparatory notes. The work, published in the Solfèges du Seuil collection, remains a reference today. The books also contain handwritten congratulations from Nadia Boulanger, Alfred Cortot and Vladimir Jankélévitch, which attests to the quality of his work. Alongside Stravinsky, the collection includes files on Histoire du public musical (1967) and La musique étrangère au XXe siècle (1984).
Through these works, Siohan expressed his desire to broaden our perspective and to position contemporary music within a long and diverse history. These corrected proofs and original editions offer a sensitive and more intimate insight into his inner workings, as do the 70 handwritten notebooks written between 1936 and 1980. These provide analyses of works, aesthetic reflections, and even concert notes, which combine to form a day-by-day chronicle of half a century of musical reflection.
From virtuoso violist to founder of the Siohan Concerts, from witness of wartime collaboration to perceptive critic for Le Monde, from author of Stravinsky to proponent of new music, Robert Siohan was a multifaceted individual who saw in modernity not a break from the past, but a continuity. The collection presented at Vichy Enchères reveals the complexity of this man, as well as that of an era of drastic evolution. More than simply tangible evidence of a life, these documents also bear witness to a century in which music constantly reinvented itself.
We would like to thank François Roulmann, an expert in antique books and documents, for his assistance in writing this article.