Vichy Enchères

Irisation, Saturation 1 de Chu Teh-Chun

Regards croisés sur l’œuvre de Chu Teh-Chun et Simon de Cardaillac.

Tous deux profondément marqués par Nicolas de Staël – l’un dans l’intimité de son cercle, l’autre bouleversé par sa rétrospective de 1956 – Simon de Cardaillac et Chu Teh-Chun fréquentent à Paris les mêmes milieux. Il est fort probable qu’ils se soient croisés, voire connus, dans les salons et ateliers où se mêlaient artistes d’Europe et d’Asie – notamment au sein du Salon Comparaisons ou de l’atelier Friedlaender. Mais au-delà des rencontres, c’est dans leur rapport aux signes et au geste que se tisse une parenté plus profonde. Si Chu Teh-Chun puise dans la calligraphie chinoise sa gestuelle fluide et dynamique, l’œuvre de Simon de Cardaillac est nourrie par sa fascination pour les idéogrammes millénaires, qu’il traite avec la même attention au trait, au rythme et au vide.


Biographie

Une vie entre deux cultures

Chu Teh-Chun (1920-2014) est un artiste franco-chinois dont l’œuvre abstraite, imprégnée de lumière et de mouvements, résulte d’une fusion entre la tradition picturale chinoise et l’abstraction occidentale. Né dans la province du Jiangsu, en Chine, il grandit dans une famille lettrée où la peinture et la calligraphie occupent une place essentielle. Son père et son grand-père, tous deux médecins, sont aussi collectionneurs d’art chinois, ce qui expose très tôt Chu Teh-Chun aux chefs-d’œuvre de la peinture.

En 1935, à seulement 15 ans, il intègre l’École des Beaux-Arts de Hangzhou, dirigée par Lin Fengmian, un artiste résolument tourné vers la modernité et fervent défenseur du dialogue entre l’art chinois et occidental. Ses professeurs Lin Fengmian et Wu Dayu l’initient aux grands noms de l’impressionnisme et du postimpressionnisme européens, tels que Renoir, Matisse, Monet, et surtout Cézanne qui marquera profondément le jeune peintre. Durant ses années de formation, Chu se lie d’amitié avec un autre futur grand artiste chinois,Zao Wou-Ki, qui suivra un parcours similaire au sien.

L’invasion japonaise de la Chine en 1937 bouleverse son cursus. L’École des Beaux-Arts est contrainte à l’exil, traversant plusieurs provinces chinoises. Chu Teh-Chun, au cœur de ces périples, observe et intègre des paysages changeants qui nourriront plus tard son langage pictural. Il obtient son diplôme en 1941 et commence une carrière d’enseignant à l’Université de Nankin, puis à Taïwan[1].


[1] Voir biographie et Pierre Cabanne, Chu Teh-Chun, Flammarion, 2000

L’exil en France et la découverte de l’abstraction

En 1955, à l’âge de 35 ans, Chu Teh-Chun quitte Taïwan pour Paris avec son épouse Ching-Chao. Son voyage le conduit à travers Hong Kong, Saïgon, Ceylan, et Le Caire, où il découvre l’art pharaonique. Arrivé à Paris, il s’installe dans un modeste hôtel de la rue Lhomond. Il se mêle à la vie artistique parisienne et visite assidûment les musées et galeries. Il commence par peindre des paysages urbains, encore figuratifs, empreints de poésie et de lumière.

Le tournant décisif se produit en 1956 lorsqu’il assiste à la rétrospective de Nicolas de Staëlau Musée d’Art Moderne de Paris. Bouleversé par l’intensité et la puissance expressive de ses abstractions, il abandonne progressivement la figuration et s’oriente vers une peinture où la lumière et l’espace deviennent les sujets centraux.

Son style évolue alors vers une expression plus libre, mêlant calligraphie chinoise et peinture à l’huile occidentale.

Dès 1957, il se fait remarquer lors du Salon Comparaisons en exposant une toile non figurative. Sa première exposition individuelle a lieu en 1960 à la galerie Legendre, où il est remarqué. Dès lors, il trouve sa voie dans une abstraction gestuelle marquée par des calligraphies fluides et des compositions dynamiques.[1]


[1] Voir biographie et Pierre Cabanne, Chu Teh-Chun, Flammarion, 2000

Irisation, Saturation 1 (1984)

La lumière comme sujet et matière

Chu TEH-CHUN (1920-2014), "Irisation Saturation 1". Huile sur toile de 1984. 103 x 84 cm Œuvre mise en vente par Vichy Enchères le 19 juin 2025 © C. Darbelet
Chu TEH-CHUN (1920-2014), « Irisation Saturation 1 ». Huile sur toile de 1984. 103 x 84 cm
Œuvre mise en vente par Vichy Enchères le 19 juin 2025
© C. Darbelet

Réalisée en 1984, Irisation, Saturation 1, illustre parfaitement la maîtrise des jeux de lumière et de couleur de Chu Teh-Chun. La toile se distingue par sa palette vibrante où dominent les contrastes entre les tons chauds et froids, donnant une impression de profondeur.

Cette toile s’inscrit également dans une période où Chu Teh-Chun approfondit sa recherche sur la transparence et les superpositions, cherchant à retranscrire des phénomènes lumineux avec une complexité croissante. La peinture est une transposition lyrique des éléments naturels et exprime sa fascination pour la luminosité et le passage du clair-obscur. Les touches de couleurs semblent flotter dans l’espace, formant un vortex lumineux qui évoque la réverbération de la lumière sur l’eau ou les irisations atmosphériques.

De manière générale, ses œuvres retranscrivent les phénomènes atmosphériques : brumes, vents, reflets aquatiques, vapeurs montantes, en une effusion de couleurs et de mouvements. Comme en témoigne cette peinture, Chu Teh-Chun maîtrisait la gestuelle et l’impulsion, donnant à sa peinture une puissance de jaillissement unique[1].


[1] Pierre Cabanne, Chu Teh-Chun, Flammarion, 2000

L’influence de la calligraphie chinoise

L’une des spécificités majeures de l’œuvre de Chu Teh-Chun réside dans son approche calligraphique de la peinture. Il puise dans l’art millénaire de la calligraphie chinoise, non seulement dans sa technique, mais aussi dans sa philosophie du vide et du plein. Comme dans les traditions picturales chinoises, il ne cherche pas à représenter directement la nature mais à en exprimer l’essence à travers des rythmes et des flux.

Dans cette œuvre, l’artiste explore une saturation chromatique qui rappelle certaines encres colorées utilisées dans la peinture chinoise. L’influence de la calligraphie est ici manifeste dans la gestuelle dynamique et fluide.

Les coups de pinceau expressifs et spontanés rappellent la technique du xieyi, une peinture gestuelle où l’intention prime sur la précision des formes. Sa composition marquée par un équilibre subtil entre masses colorées et espaces vides, évoque les paysages de la peinture chinoise de la dynastie Tang et Song[1], où la suggestion de l’espace et du mouvement est essentielle.

La maîtrise du pinceau, acquise grâce à une formation rigoureuse en calligraphie, permet à Chu Teh-chun de créer une harmonie fluide entre les formes, à l’image d’une composition musicale.


[1] Pierre Cabanne, Chu Teh-Chun, Flammarion, 2000

Un symbolisme doux et solennel

Chu Teh-chun se distingue par son application de touches larges de peinture diluée, qui, en séchant, dessinent de subtils dégradés, renforçant l’impression de profondeur et de texture du tableau. Il employait également un pinceau extra-large allant jusqu’à 25 cm de largeur[1].

Cette approche picturale révèle l’ancrage de l’artiste dans l’esthétique traditionnelle chinoise, qui favorise une expressivité mesurée. L’œuvre de Chu Teh-chun conjugue ainsi une certaine spontanéité du geste avec une précision calculée, illustrant parfaitement le concept chinois de « gentle and sincere » – une philosophie artistique s’inspirant de la poésie classique, qui préconise une modération dans l’expression émotionnelle :


[1]  Feng Liu, Modeling Characteristics of Chu Teh-chun’s Abstract Painting, School of Fine Arts, Jiangsu Normal University, Xuzhou, Jiangsu 221116, China

“Education of poetry occupies a very important position in Chinese traditional art education. Chinese traditional aesthetics emphasizes on being « gentle and sincere, sorrow but not hurted », and pursues a « moderate » beauty. In the « Doctrine of the Mean », it is said as: « if there is no expression of happiness, anger, sorrowness or joyment, it is called moderation; when expressing the emotions within the moderation, it is called harmony.”

Feng Liu, Modeling Characteristics of Chu Teh-chun’s Abstract Painting, School of Fine Arts, Jiangsu Normal University, Xuzhou, Jiangsu 221116, China

Une composition harmonieuse et maîtrisée

Bien que l’art abstrait tende à s’affranchir des représentations figuratives, Chu Teh-chun conserve une structure interne rigoureuse dans ses compositions. A l’exemple d’Irisation, Saturation 1, chaque trait, chaque touche de couleur, semble délibérément placé pour renforcer la cohérence de l’ensemble. Contrairement à l’approche rapide et spontanée de certains artistes abstraits occidentaux, Chu Teh-chun adopte une méthode de travail réfléchie et méthodique, comparable à une pratique méditative. Son processus de création, souvent long, implique une observation attentive et une sélection minutieuse de chaque élément formel.

Chu Teh-Chun s’inscrit dans une lignée de peintres chinois lettrés qui accordent une grande importance à la lecture et à la culture générale, considérant la peinture comme une extension de leur développement intellectuel et spirituel. Ils s’efforcent de cultiver leur « qi », un concept qui désigne à la fois l’énergie vitale et le tempérament artistique. Le plus haut degré de maîtrise picturale est le « Yee Pin », un état où l’œuvre transcende la technique pour exprimer une harmonie parfaite entre l’érudition, la sensibilité et l’esprit du peintre.[1]


[1] Feng Liu, Modeling Characteristics of Chu Teh-chun’s Abstract Painting, School of Fine Arts, Jiangsu Normal University, Xuzhou, Jiangsu 221116, China

La reconnaissance internationale

Cette huile sur toile a été réalisée en 1984, alors que Chu Teh-Chun commence à être reconnu à l’international. Ses expositions s’enchaînent à Taïwan, Hong Kong, New York et en Europe. En 1987, il expose pour la première fois en Chine depuis son départ en 1955, marquant son retour symbolique dans son pays natal[1].

En 1997, il devient le premier artiste chinois élu à l’Académie des Beaux-Arts de France, consacrant sa place dans l’histoire de l’art moderne[2]. Jusqu’à la fin de sa vie, il poursuit son exploration de la lumière et de la matière picturale.


[1] Pierre Cabanne, Chu Teh-Chun, Flammarion, 2000

[2] Lian Jin, Kexin Wang, A Study of Chu Teh-Chun’s Abstract Paintingsfrom the Perspective of East-West Integration, School of Art, Zhejiang Normal University, Zhejiang Jinhua 321004, Region-Educational Research and Reviews, 2024,Volume 6, Issue4

Aujourd’hui, ses toiles sont présentes dans de grandes collections publiques et privées, et son influence se perpétue à travers les dialogues entre abstraction et tradition picturale chinoise.

Au fil des décennies, les œuvres de Chu Teh-Chun ont connu une hausse significative de leur cote. En 2020, son tableau « Ode to nature » a été vendu pour 113,7 millions de dollars hongkongais lors d’une vente chez Sotheby’s, marquant son entrée dans le cercle restreint des « peintres milliardaires »[1].


[1] Lijun Meng, Art and Society: Chu Teh‐Chun and the Encounter in the Art Field, Fine Arts, Anhui University of Finance and Economics, Bengbu 233030, Anhui, China, International Journal of Education and Humanities ISSN: 2770-6702 | Vol. 3, No. 3, 2022

Les œuvres de Chu Teh Chun, autrefois principalement collectionnées en Chine et à Hong Kong, suscitent désormais un engouement international, consolidant sa place dans l’histoire de l’art mondial.


IRISATION, SATURATION 1 BY CHU TEH-CHUN

A look at the work of Chu Teh-Chun and Simon de Cardaillac.

Simon de Cardaillac and Chu Teh-Chun were both deeply influenced by Nicolas de Staël – one in the intimacy of his circle, the other overwhelmed by his 1956 retrospective. It is highly likely that they met, or even knew each other, in the salons and workshops where artists from Europe and Asia mingled – notably in the Salon Comparaisons and the Friedlaender studio. But beyond these encounters, it is in their relationship to signs and gesture that a deeper kinship is woven. While Chu Teh-Chun draws his fluid, dynamic gestures from Chinese calligraphy, Simon de Cardaillac’s work is nourished by his fascination with thousand-year-old ideograms, which he treats with the same attention to line, rhythm and emptiness.


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