La redécouverte de cette nature morte de Lubin Baugin est un réel événement pour l’histoire de l’art et la valorisation du patrimoine pictural français. Longtemps conservée dans une collection privée et révélée à Vichy Enchères, cette œuvre vient enrichir le corpus encore trop mince des natures mortes françaises connues du XVIIᵉ siècle.
Cette découverte vient porter au nombre de cinq les natures mortes signées de Lubin Baugin aujourd’hui connues. Ces œuvres, toutes réalisées dans les premières années de sa carrière, forment un ensemble d’une rare cohérence, tant sur le plan stylistique que technique.
La plus célèbre, souvent considérée comme un sommet du genre, est le fameux Dessert de gaufrettes conservé au Musée du Louvre. Ce tableau, d’une grande économie formelle, juxtapose quelques pâtisseries, un verre de vin et une fiasque sur une table recouverte d’une nappe blanche. La composition du tableau véhicule parfaitement l’art du silence et du mystère qui caractérise les natures mortes de Baugin.
Le Musée du Louvre conserve également la Nature morte à l’échiquier, dont le foisonnement des éléments représentés contraste avec la sobriété des autres natures mortes connues.
A ces deux peintures du Louvre s’ajoutent la Nature morte à la chandelle, conservée à la Galleria Spada à Rome et enfin la Nature morte à la coupe d’abricots, du Musée des Beaux-Arts de Rennes – probablement la plus ancienne.
Notre Nature morte aux financiers s’inscrit donc dans cette série, avec un sujet encore inédit dans son œuvre.
La comparaison stylistique entre cette œuvre inédite et les quatre autres natures mortes connues de Baugin est sans équivoque. On retrouve les constantes habituelles, à savoir une palette réduite, une composition ordonnée, une vaisselle sobre, un éclairage tamisé, et la signature en capitales “BAVGIN”.
L’artiste utilise des fonds sombres qui mettent en valeur les objets et modèlent subtilement leurs contours. La palette – dominée par les ocres, bruns dorés, gris-verts et blancs crayeux – vient parfaire au caractère intimiste de l’œuvre.
La disposition des objets est proche de celle du Dessert de gaufrettes. On retrouve le même verre de type hollandais placé sur la gauche, la même assiette d’étain projetant son ombre sur la nappe blanche, et un mur de pierre marquant un angle à l’arrière-plan.
Ces similitudes, renforcées par une exécution identique des effets de textures, ne peuvent qu’être l’œuvre de Lubin Baugin et inscrivent cette cinquième nature morte dans la série qu’il réalise certainement au début des années 1630.
En effet, il est très probable que toutes aient été peintes à Paris durant les premières années de sa carrière, avant son départ pour l’Italie en 1632.
Pour l’œil contemporain, les mets représentés dans cette nature morte de Lubin Baugin peuvent sembler énigmatiques, voire austères. Pourtant, pour un spectateur du XVIIᵉ siècle, cette peinture évoquait un véritable art de vivre et un luxe discret symbolisant la puissance et le raffinement.
Baugin a en effet placé sur la table les entremets les plus prisés de son temps, servis à la fin du repas ou entre les plats, et réservés à l’élite[1].
Au centre de la composition, posés sur un plat d’étain, on reconnaît des pâtisseries aux contours rectangulaires, moelleuses et légèrement bombées, qui évoquent les financiers ou, plus exactement, ce qu’on appelait alors “visitandines” – gâteaux à base de poudre d’amande, de sucre et de beurre, nés dans les couvents, en particulier celui de la Visitation. À leurs côtés, éparpillés avec soin, se trouvent des fruits secs – figues, dattes – et surtout des fragments de sucre cristallisé, reconnaissables à leur blancheur et à leur forme irrégulière.
Ce sucre, encore très coûteux au XVIIᵉ siècle, était consommé à l’état brut ou confit avec des épices, et constituait un produit de luxe dont l’usage à la table signalait la distinction sociale.
Ce répertoire d’entremets se retrouve dans plusieurs natures mortes contemporaines. On pense à la Nature morte aux noix, friandises et fleurs de Clara Peeters, datée de 1611 et conservée au Prado à Madrid, où le sucre cristallisé côtoie figues, raisins et amandes dans une coupe de faïence. On pourrait aussi mentionner la Nature morte avec pain et sucreries de Georg Flegel, peinte vers 1635 (Städel Museum, Francfort), où le sucre apparaît en bâtonnets, associé à du pain blanc et à des fruits confits, comparables à notre nature morte.
[1] Pour plus d’informations sur le sujet, voir Dominique Michel, Le dessert au XVIIeme siècle
Le terme d’entremets au XVIIᵉ siècle désigne l’ensemble des plats servis entre les mets principaux, notamment ceux de fin de repas. Il s’agit souvent de mets sucrés, servis après la viande ou le poisson, et destinés autant à ravir l’œil qu’à flatter le palais. Le sucre, alors produit rare et cher, importé des colonies, est un symbole de prestige. Le fait d’en disposer pour agrémenter des fruits, réaliser des biscuits, des dragées ou des confiseries, témoigne d’un certain luxe. Il en va de même pour les amandes, les figues et les fruits secs, qui faisaient l’objet d’un commerce spécialisé.
L’entremets s’affirme au XVIIᵉ siècle comme un moment privilégié du repas. Il se distingue du reste par sa légèreté, sa finesse, son aspect décoratif. Chez Baugin, l’entremets n’est pas présenté de manière ostentatoire. Il est réduit à quelques éléments. La présence du pain et du vin, associés aux financiers et au sucre, place la scène dans une tension entre l’ordinaire, le sacré – le symbolisme christique – et le plaisir.
Ce rapprochement n’est pas anodin. Il rappelle une double fonction de l’entremets : à la fois moment de délectation des sens et espace de méditation morale. On pourrait d’ailleurs lire dans cette nature morte une discrète vanité – le gâteau est déjà entamé, le vin également, le sucre va bientôt fondre et on croit observer, entre deux financiers sur la gauche de l’assiette principale, une pièce de monnaie. En cela, Baugin se rapproche des grands maîtres de la peinture morale, sans adopter leurs attributs symboliques explicites. On pense notamment à la Nature morte au vin et confiseries, souris et perroquet de Georg Flegel, conservée à l’Alte Pinakothek de Munich, véritable vanité composée entre autres de sucre cristallisé – attaqué par des rongeurs – et de pièces de monnaie. Baugin se distingue ici des tendances plus décoratives ou exubérantes des écoles flamandes, hollandaises ou ibériques. Ce réalisme sobre, presque silencieux, participe d’une forme de spiritualité du quotidien.
En France, la nature morte connaît au XVIIᵉ siècle un développement plus discret que dans les Flandres, les Provinces-Unies ou les royaumes ibériques. Ce statut périphérique explique la rareté des natures mortes françaises du Grand Siècle dans les collections publiques. Contrairement aux écoles flamandes, largement représentées dans les musées européens, la production française reste limitée et souvent dispersée. Cette rareté rend chaque redécouverte particulièrement significative.
En France, ce genre resta longtemps considéré comme inférieur dans la hiérarchie instaurée par l’Académie royale, dominée par la peinture d’histoire. Les peintres qui s’y consacraient, comme Louise Moillon, Sébastien Stoskopff, François Desportes ou Lubin Baugin, travaillèrent principalement pour une clientèle privée, souvent bourgeoise, et leurs œuvres échappèrent en grande partie aux grandes commandes publiques.
Cette situation explique leur rareté dans les collections nationales, mais aussi l’intérêt croissant qu’elles suscitent lorsqu’elles réapparaissent. Certaines redécouvertes récentes ont ainsi marqué le marché de l’art. En 2022, une Nature morte aux fraises de Louyse Moillon, longtemps conservée dans une collection privée, a été adjugée plus de 1,5 million d’euros et est aujourd’hui conservée au Kimbell Art Museum. En 2020, une spectaculaire Nature morte au trophée de gibier, fruits et perroquet sur fond de niche de François Desportes avait atteint 1,6 million d’euros, un record mondial, lors d’une vente publique à Bordeaux, confirmant la valeur patrimoniale de ces œuvres longtemps méconnues.
Dans ce contexte, l’apparition d’une cinquième nature morte signée de Lubin Baugin constitue un enrichissement de notre connaissance de l’histoire de l’art de cette époque.
Lubin Baugin naît à Pithiviers en 1610. Il se forme probablement dans le sillage de l’école de Fontainebleau. Après sa formation en province, il rejoint Paris et obtient en 1629 sa maîtrise à Saint-Germain-des-Prés. À cette époque, les jeunes peintres ne pouvaient réaliser de grands tableaux religieux ou décoratifs à l’intérieur de la ville, privilège réservé aux membres de la corporation des peintres et sculpteurs.
C’est donc dans ce contexte que Baugin, influencé par ses collègues flamands installés à Paris, s’essaya à la nature morte. Ce genre connaissait un grand succès auprès de la bourgeoisie parisienne et se vendait facilement dans les marchés du faubourg Saint-Germain. Mais cette production fut brève, sans doute interrompue par son voyage en Italie, et peu d’œuvres ont survécu.
En 1632, Baugin part pour l’Italie, séjourne à Rome, se marie et s’imprègne de la tradition classique – en particulier de Guido Reni – ce qui lui vaut le surnom de “petit Guide”.
De retour à Paris en 1641, il est désormais reconnu comme peintre d’histoire. Il obtient des commandes pour des églises, réalise des Vierges à l’Enfant, des retables, des allégories religieuses. Il meurt en 1663 à Paris[1]. Tombé dans l’oubli au XVIIIᵉ siècle, il est redécouvert au XXᵉ siècle grâce aux recherches de Charles Sterling et Michel Faré, qui identifient ses natures mortes et défendent la singularité de son œuvre.
[1] Pour plus d’informations, voir : Lubin Baugin (vers 1610-1663), un grand maître enfin retrouvé, cat. exp., Orléans, musée des Beaux-Arts, 21 février–19 mai 2002 ; Toulouse, musée des Augustins, 8 juin–9 septembre 2002, sous la dir. de Jacques Thuillier, Annick Notter et Alain Daguerre de Hureaux, Paris, Réunion des musées nationaux, 2002
L’historiographie a longtemps hésité à attribuer les natures mortes de Lubin Baugin au même peintre que les tableaux religieux. L’argument principal reposait sur la signature, puisque les natures mortes sont signées “BAVGIN” en lettres capitales, tandis que les tableaux d’histoire ne le sont pas. D’aucuns ont ainsi cru en l’existence de deux Baugin – un Lubin auteur des scènes sacrées, parfois nommé à tort Antoine ou Alexandre, et un auteur des natures mortes.
Cette hypothèse a été définitivement écartée par Michel Faré, qui a démontré l’unité stylistique des œuvres et la compatibilité biographique[1]. De plus, certaines œuvres religieuses de petit format portent bien la signature cursive de Lubin Baugin. Il est désormais admis qu’il s’agit d’un seul et même peintre, dont la production s’est adaptée aux circonstances – natures mortes à ses débuts ; œuvres religieuses à sa maturité.
[1] Michel Faré, Le Grand Siècle de la nature morte en France, le XVIIe siècle, Fribourg, 1974
Rendue au regard des historiens et des institutions, cette exceptionnelle nature morte éclaire le rôle pionnier de Lubin Baugin dans l’émergence de la nature morte française et vient enrichir notre connaissance restreinte de ce genre pictural durant le Grand Siècle.
The rediscovery of this still life by Lubin Baugin is a real event for the history of art and the enhancement of France’s pictorial heritage.
Long held in a private collection and revealed at Vichy Enchères, this work enriches the still too slim corpus of known French still lifes from the XVIIᵉ century.