Un magnifique alto de Nicolas Lupot sera proposé lors de la vacation du 1er juin 2023 à Vichy. Le luthier bâlois Roland Baumgartner disait lors d’une conférence en 2000 : « On connait peu d’alto de Nicolas Lupot. Cet instrument de 1808, est à ma connaissance, le meilleur exemple qui soit. »
Un article de Lothaire MABRU
Professeur émérite, Université de Bordeaux Montaigne
Regardons le tableau peint en 1805 par Henriette Lorimier (1775-1854) montrant Nicolas Lupot dans son atelier. Le luthier occupe tout le tableau, on ne note pas la présence de quelque artifice destiné à montrer le statut social de l’artisan, si ce n’est l’habit qui dénote une certaine aisance matérielle. L’important ici se manifeste dans un triangle (référence franc-maçonne ?) constitué de ses deux belles mains, aux doigts longs et fins, et de son visage. La physionomie montre une certaine concentration, et en même temps un homme à l’heureux caractère qui exerce un métier qui le passionne. L’une de ses mains tient un violon fini, en cours de réglage, et objet de toutes ses attentions. Sa main droite tient un outil, et devant elle, posés sur l’établi, une âme, un compas, et un diapason achèvent la description. Tout est dit, rien n’est superfétatoire : on va à l’essentiel. Cela fait tout le charme et l’élégance de ce tableau, y compris le fond noir qui met en valeur le luthier.
Lupot fut aussi le maître d’apprentissage de Charles François Gand (1787-1845), qui deviendra son successeur. Un second tableau, peint la même année que le premier, représente Gand à 18 ans. Sans pour autant en avoir la certitude totale, on peut supposer que Lupot a profité de la présence d’Henriette Lorimier, pour lui demander de faire le portrait de celui qu’il chérissait déià comme son meilleur élève.
Mais qui donc est ce luthier ? Ni plus ni moins que le plus grand luthier français non seulement de son temps mais aussi pour la postérité. D’ailleurs, ne l’a-t-on pas surnommé le Stradivarius français ? La comparaison élogieuse le relègue au second rang, car l’indétrônable luthier crémonais sera pour l’éternité le paradigme de la profession. Mais Lupot ne fut en aucun cas un copiste servile de Stradivarius, car s’il vouait une grande admiration envers Stradivarius, il a su garder sa personnalité, en ne le copiant pas mais en faisant une synthèse de ses travaux.
Bien que Lupot soit né à Stuttgart, l’origine de sa famille se trouve en Lorraine, comme bon nombre de luthiers français, et il peut revendiquer une ascendance dans la lutherie, avec son grand-père Laurent (1696-1771), puis son père François (1725-1805), dit François I car Nicolas avait un frère- prénommé François -donc dit François II- (1774-1838) qui fut un archetier renommé. Installé à Lunéville, François I sent le vent tourner et profite d’une occasion pour partir en 1758 à la cour du Duc de Wurtemberg installée à Stuttgart, où il occupe la charge de luthier de la cour. C’est là que naitra Nicolas le 4 décembre de cette même année. Dix ans plus tard, les dépenses sans compter du duc, ainsi que son attirance pour les jupons des chanteuses, font scandale et il doit licencier.
François I se voit notifier l’arrêt de son contrat, et part s’installer à Orléans, où quelques années plus tard Nicolas deviendra à son tour luthier. Il franchit toutes les étapes nécessaires pour devenir luthier : apprentissage auprès de son père, puis son collaborateur.
Les violons de Lupot père suivent le modèle en vogue à son époque, celui de Stainer, principalement. Mais il a vu passer des Stradivarius à la cour de Stuttgart, et à la fin de sa carrière, les instruments faits en collaboration avec son fils, commencent à s’inspirer du célèbre italien, sans pour autant aller aussi loin que ceux produits ultérieurement par Nicolas. Mais le processus est en marche et va prendre quelques temps pour aboutir aux chefs-d’œuvre de son fils.
Violon de François LUPOT fait à Orléans vers 1775-1780
Instrument mis en vente par Vichy Enchères le 5 décembre 2013 © C. Darbelet
Violon de François LUPOT fait à Orléans vers 1775
Instrument mis en vente par Vichy Enchères le 3 juin 2004 © JH Bayle
Enfin il s’installe à son compte rue d’Illiers à Orléans en 1781. Il restera jusqu’en 1796, année de son installation à Paris. Cette première période de production le voit tout d’abord inscrire son travail dans la continuation du modèle paternel, mais dès 1792 il entre en relation avec Louis François Pique (1758-1822) qui l’influence en orientant son attention vers Stradivarius. Lupot doit maintenant fort bien maîtriser sa main, car Pique lui commande des violons en blanc qu’il vernira, et dans lequel il apposera sa propre étiquette.
Lorsqu’un tel fait se produit, l’artisan qui fabrique doit suivre le modèle et les consignes de celui pour lequel il travaille, sinon ce dernier ne pourrait pas l’assumer en y inscrivant son nom. Cette expérience permet à Nicolas Lupot d’évoluer vers une production tournée vers la lutherie de Stradivarius qui prend à cette époque beaucoup d’importance chez les luthiers parisiens, lesquels travaillaient auparavant sous l’influence de Stainer et d’Amati. En d’autres termes, Lupot s’affranchit du passé et prend conscience de ses possibilités.
Violoncelle de Nicolas LUPOT fait à Orléans vers 1792/1793
Instrument mis en vente par Vichy Enchères le 3 décembre 2009 © Maison Vatelot Rampal
La violoniste néerlandaise Myrthe Helder parle et joue de son violon de Lupot de la fin du XVIIIe siècle :
« J’ai joué de nombreux instruments dans ma vie, mais ce n’est que maintenant que j’ai l’impression d’avoir trouvé l’âme sœur. Ce Lupot est un violon brillant, grand, dur, mais aussi très beau et poétique. Il possède des qualités insensées, s’élevant sans problème au-dessus d’un orchestre entier (…). J’ai eu des Stradivarius entre les mains et je préfère encore ce Lupot ! ».
L’installation à Paris permet à Nicolas d’enrichir ses connaissances en côtoyant les meilleurs musiciens qui jouent de beaux et bons violons. L’homme ausculte les instruments, analyse, prend des notes et met en œuvre les connaissances ainsi acquises dans sa facture. Mais pas seulement : il veut aussi proposer une synthèse de ses travaux.
Celà sera fait grâce à l’abbé Sibire qui publie en 1806 « La Chélonomie ou le parfait luthier », à partir des notes de Nicolas Lupot, jamais nommé, mais qui est le véritable auteur du livre, l’abbé l’ayant mis en forme et rédigé. Sylvette Millliot considère à juste titre la Chélonomie comme « une véritable révolution esthétique ». (2015, vol. 2 p. 32).
Violon de Nicolas LUPOT fait à Paris au millésime de 1804
Instrument mis en vente par Vichy Enchères le 3 juin 2010 © Maison Vatelot Rampal
Quant à l’absence du nom du luthier sur et dans le livre, il y a de quoi s’interroger :
« Est-ce par une modestie exagérée que l’habile facteur de violons n’a pas inscrit son nom sur le titre du livre ? A-t-il craint, en s’en déclarant l’auteur, que le public condamnât l’ouvrage sans le lire et le considérât comme une oeuvre à vues étroites, personnelles, ou comme une réclame de fabricant ? En n’y mettant que le nom de l’abbé Sibire, a-t-il voulu donner à l’opuscule une portée plus large, plus générale, moins individuelle en un mot cherchait-il, par cet innocent et bien pardonnable subterfuge, à se dérober aux attaques de la jalousie, de la rivalité, de la haine, car si Lupot avait ses amis et ses admirateurs, il avait aussi, en bien plus grand nombre, hélas ! ses ennemis et ses détracteurs ?
Toutes ces suppositions sont permises, mais la dernière parait la plus fondée. Lupot était un studieux, un penseur, un inquiet, un inventeur, et, comme tous les hommes qui cherchent et qui trouvent, il a été en butte aux mille traits de la médiocrité et de la routine ».
Ainsi s’exprime le rédacteur de la notice introductive à l’édition de 1885, L. de Partis, qui nous permet de mieux connaitre le luthier.
Le succès arrive inévitablement, et peut se mesurer au fait qu’à partir de 1797 le Conservatoire lui commande un violon qui doit être offert au premier prix, tradition qui va durablement s’installer et perdurer avec les Gand, Gand et Bernardel notamment, successeurs de Lupot.
Le déplacement de l’atelier de Nicolas Lupot dans la rue Croix-des-petits-Champs inaugure ce que l’on nomme la période dorée du luthier, durant laquelle il fera ses plus beaux instruments, même si vers la toute fin, la vieillesse se faisant sentir, la main s’assagit et s’alourdit un peu. Charles François Gand va le quitter pour retourner à Versailles, puis prendre la succession de Koliker à Paris en 1819, et enfin en 1824, celle de Lupot, son maître et beau-père de cœur.
La reconnaissance institutionnelle va s’amplifier puisqu’en 1813 il reçoit le titre de « Luthier de Sa Majesté L’Empereur », puis celui de « Luthier de la Chapelle Royale de sa majesté l’Empereur et le Roi ». Ces titres et charges ne sont pas données à la légère, on l’imagine aisément, mais officialisent la reconnaissance de son travail.
Non seulement la production de Lupot peut s’enorgueillir d’être la meilleure et la plus belle de son temps, mais le luthier inaugure une « école de lutherie » qui va perdurer tout le long du XIXe siècle. Car il a formé Silvestre, Gand mais aussi Bernardel Père, qui eux-mêmes transmettront le flambeau à leurs fils respectifs, qui, de surcroît vont s’associer sous l’intitulé de Gand et Bernardel, poursuivant ainsi la tradition élaborée par Lupot, tout le long du XIXe siècle. Autrement dit l’œuvre de Nicolas Lupot ne saurait se réduire à sa seule facture d’instruments, ce qui serait déjà beaucoup : le mérite lui revient d’avoir permis à la lutherie française du XIXe siècle de surplanter la lutherie italienne, qui décline à cette époque. Si, en effet il est incontestable que la lutherie italienne domine le XVIIIe siècle, la lutherie française domine le siècle suivant.
Un magnifique violon de 1811
John Dalley du fameux quatuor Guarneri, en compagnie de Michael Tree, David Soyer, et Mikhail Rudy, joue le quatuor en sol mineur de Brahms. John Dalley tout comme ses confrères du quatuor Guarneri, s’est vu proposer un Stradivarius. Ils ont tous refusé !
On pourrait citer nombre de commentaires élogieux sur Lupot, de musiciens et d’auteurs d’ouvrages sur la musique de différentes nationalités. Celui du compositeur, violoniste virtuose et pédagogue allemand Ludwig Spohr (1784-1859), permet de comprendre en quelle estime sont tenus les instruments de Lupot. Dans sa méthode de violon de 1832, il place sur un pied d’égalité les instruments de Pique et de Lupot avec ceux de Stradivarius, Guarnerius et Amati. Dans son Dictionnaire des Luthiers, Willibald Lutgendorf écrit à propos de Spohr : « Depuis qu’il a acheté un violon de Lupot, il joue exclusivement sur celui-ci ». (1922, p. 307).
Pour Antoine Vidal, Lupot est l’initiateur et le chef de file de la lutherie française du XIX° siècle. : « Nous n’avons connu en France, pendant tout le XVIII° siècle que des instruments de second ordre ; et, jusqu’au moment où Nicolas Lupot vint s’établir à Paris, nous sommes restés dans un état d’infériorité trop réel. Mais lorsque ce dernier commença à travailler sérieusement, une sphère nouvelle s’ouvrit pour nous, et l’époque brillante de la lutherie française s’annonça, pour aller grandissant, jusqu’au moment actuel. » 1876, tome premier p. 152.
L’anglais Georges Hart confirme ce point de vue « Lupot n’a point eu de rival de son temps ; personne, depuis lui, n’a pu égaler ses productions. Disons-le hardiment, Lupot est le roi des luthiers modernes, et ses instruments ne font que gagner à mesure que le temps s’écoule. Son vernis lui est tout particulier. Il est de bonne qualité et d’une pâte délicate. Bien qu’il ne participe pas du vernis italien, il s’éloigne également aussi de la nature du vernis qu’on trouve sur les violons de ses contemporains ; on peut donc le définir comme un vernis qui tient le milieu entre un vernis italien et un vernis français. Sa couleur varie du rouge clair au rouge brun. Le temps a augmenté son éclat, et quoiqu’il soit vrai de dire qu’il ne prendra jamais la place des vernis de Crémone, il tiendra cependant la première place parmi les vernis modernes ». (1886 p. 211-212).
De plus, il faut bien constater que cette première place accordée à Nicolas Lupot, lui reste définitivement acquise. Dans la littérature plus récente, les éloges perdurent. Ainsi William Henley dira de lui, dans son dictionnaire, qu’il « est devenu le plus grand génie français » (1973 : p. 727). Et René Vannes, lui aussi auteur d’un dictionnaire des luthiers devenu un classique, n’hésitera pas à dire que « son travail ne laisse rien à désirer ; la main d’œuvre est parfaite et ne peut être surpassée. La sonorité est jolie, pas très éclatante, mais ronde et portant bien ». (1999 : p. 219).
Ce bel Alto de Nicolas Lupot, daté de 1808, donc de sa période de production dite dorée, présente toutes les caractéristiques de son œuvre. Un vernis rouge orangé sur fond jaune recouvre l’instrument, lequel a semble-t-il beaucoup plu aux musiciens successifs qui l’ont joué, car le vernis jaune apparaît en maints endroits de l’instrument. Le fond est d’une pièce d’érable aux ondes moyennes à fines, montant de gauche à droite. Deux chevilles, posées au niveau des tasseaux du haut et du bas en consolident le collage et font comme deux grains de beauté à cet alto. Sur la table on remarquera aussi la terminaison des onglets en bec de corbeaux, qui non seulement montrent la sureté de la main du luthier, mais aussi offre un charme supplémentaire à l’instrument. La table d’une seule pièce présente un léger chenillage, particulièrement apprécié par Lupot, et qui selon les acousticiens procure une qualité sonore certaine. Le modèle s’inspire fortement de Stradivarius -comme souvent chez ce luthier- mais reste personnel. La tête, réalisée selon le modèle du violon et non du violoncelle (avec décrochement) comme cela arrive souvent pour les altos, présente un profil d’une rare élégance.
Cet alto qui vient de terminer une carrière dans un orchestre symphonique et en musique de chambre,a précédemment été la propriété d’un luthier suisse, Pierre Vidoudez (1907-1994), qui, a ses moments de loisirs l’utilisait pour son plaisir. De là le nom de « ex-Vidoudez » qu’on lui a attribué, comme c’est souvent le cas avec les instruments à cordes frottées de grande qualité.
L’atelier Vidoudez de Genève existe depuis 1904, année d’installation d’Alfred Vidoudez, père de Pierre, formé à l’école française de G. Bazin, Mougenot et L. Bernardel. Pierre repris l’atelier paternel en 1943, après une formation à Mittenwald puis auprès de Boulangeot à Lyon, mais aussi dans différents ateliers de Markneukirchen, et en acheva sa formation chez Caressa à Paris pour la restauration. Tout comme son père il reçut le titre de « Luthier du Conservatoire de Genève. Ses instruments, inspirés des modèles crémonais, ont été récompensés pour leur sonorité.
Alto de Nicolas LUPOT fait à Paris en 1808
Instrument mis en vente par Vichy Enchères le 1 juin 2023 © C. Darbelet
Lors d’une conférence donnée en l’an 2000, le luthier bâlois Roland Baumgartner (né en 1950) présente ainsi cet instrument :
« On connait peu d’alto de Nicolas Lupot. Cet instrument de 1808, est à ma connaissance, le meilleur exemple qui soit. Il porte son étiquette originale et la signature du maître, et a appartenu à mon ami et collègue Pierre Vidoudez de Genève. La longueur du corps est de 39,7 centimètres, le vernis est d’un aspect très attrayant, mais aussi très délicat au toucher. On peut imaginer que les grands classiques crémonais était encore préservés à cette époque, avec beaucoup de vernis, aussi le luthier des années 1800 se fixait-il pour but de créer des instruments similaires. Les filets sont en ébène pour le noir et en érable pour le blanc. »
Article de Roland Baumgartner édité par la Violin Society of América en 2000.
Cet instrument rare va sans aucun doute susciter de belles enchères lors de la vente prochaine, car on ne voit pas souvent passer de violons de la belle période de Lupot, et encore moins un alto du plus grand luthier français. De belles émotions en perspectives !
BIBLIOGRAPHIE
Hart, Georges : Le violon, ses luthiers célèbres et leurs imitateurs. Traduit de l’anglais par A. Royer. Paris, J. Rouam et Cie, éditeurs. 1886.
Henley, William : Universal dictionnary of violin and bow makers. Brighton, Amati publishing LTD. 1973.
Lutgendorg, Willibald : Die Geigen und Lautenmacher von Mittelalter bis zur Gegenwart. Frankfurt am Main, Frankfurter Verlag-Anftalt A.G. 1922.
Milliot Sylvette : Nicolas Lupot, ses contemporains et ses successeurs. Messigny et Vantoux, JMB Impressions, 2015.
Sibire, abbé : La chélonomie ou le parfait luthier. Bruxelles, A. Loosfelt, Libraire. 1885.
Vannes, René : Dictionnaire universel des luthiers. Spa, Les amis de la musique. 1999.
Vidal, Antoine : Les instruments à archets. Paris, Imprimerie de J. Claye. 1876.
On consultera avec grand profit le magnifique ouvrage collectif « Nicolas Lupot » publié en 2017 par l’A.L.A.D.F.I., dans lequel de nombreuses photographies d’instruments sont données à l’échelle 1.
A magnificent viola by Nicolas Lupot will be offered at the June 1, 2023 auction in Vichy. Roland Baumgartner, a violin maker from Basel, said in a conference in 2000: « There are few violas by Nicolas Lupot known. This instrument from 1808 is, to my knowledge, the best example.
An article by Lothaire MABRU
Professor Emeritus, University of Bordeaux Montaigne