La vente d’instruments à vent et à cordes pincées du 1er mai 2021 nous a réservé bien des surprises, dont des découvertes, à commencer par celles de deux modèles originaux : une guitare de Michelot et un violon de Le Pileur. A priori deux instruments éloignés l’un de l’autre, mais qui partagent une particularité organologique : leur caisse est taillée en bateau. Non pas à l’image de la mandoline ou du luth au dos bombé, mais à celle d’une guitare ou d’un violon dont le fond serait plus petit que la table. Des curiosités qui nous donnent l’occasion de revenir sur ce moment charnière de l’histoire de la lutherie, lors duquel s’opère le basculement progressif de l’instrument baroque à l’instrument moderne…
Nous devons cette invention à Pierre Michelot, aussi appelé Jacques-Pierre ou Jacques-Philippe Michelot, comme le suggère l’étiquette du modèle de la vente du 1er mai portant la signature “J.P. Michelot”. Que savons-nous de lui ? D’abord qu’il commence, dès 1751, son apprentissage auprès de François Gavinies avant de poursuivre sa formation chez Joseph Bertet à partir de 1754. Puis qu’il obtient, en 1757, le titre de Maître lui permettant d’installer son atelier, “À la Mélodie”, rue Saint-Honoré (adresse figurant sur l’étiquette de l’instrument redécouvert). Enfin, qu’il publie en 1791 une annonce publicitaire indiquant qu’il est “renommé pour les guitares en bateau dont les avantages sont de réfléchir le son au dehors d’une manière plus sensible, et pour faire d’excellentes quintes et violons”[1].
[1] Pierre Constant, Les facteurs d’instruments de musique, 1893, p. 123
Toutefois, bien que l’annonce date de 1791, Michelot réalisait déjà des guitares en bateau depuis plusieurs décennies. Le musée de la Musique de Paris conserve notamment un exemplaire de 1767. et le modèle en vente porte la date de 1784. Tous ont une table d’harmonie plus importante que le fond, si bien que les éclisses se trouvent disposées en oblique. Ces proportions confèrent à la caisse une forme de bateau, d’où le qualificatif donné aux instruments suivant ce principe constructif. Mais pourquoi une telle invention ?
Pour comprendre cela, il faut remonter à la fin du XVIIIème siècle, à une époque où les instruments – et particulièrement le violon et la guitare – connaissent de profondes transformations. Le répertoire musical et les besoins des musiciens évoluant, les luthiers furent amenés à concevoir des modifications visant à simplifier le jeu et sublimer le son. Aux alentours de 1770, contemporainement à Michelot, on assiste alors à la métamorphose de la guitare baroque en sa forme moderne. Toutefois, bien que la guitare à 5 chœurs soit progressivement délaissée en faveur de la 6 cordes, un grand nombre de guitaristes eurent peur de ne pas maîtriser le nouvel instrument. Dès lors, beaucoup demandèrent à leurs luthiers de travailler sur l’instrument qu’ils utilisaient jusque-là, afin de le rendre plus conforme aux nouvelles exigences de jeu.
En règle générale, les transformations consistaient à élargir le manche ou modifier la tête[1], mais elles touchaient parfois aussi au corps de l’objet… Michelot s’inscrit pleinement dans ce contexte. Pour répondre à la demande et par goût pour l’innovation, il a imaginé la caisse en bateau. Ses aspirations l’ont d’ailleurs conduit à utiliser, avant la majorité des luthiers français, les cordes en soie réputées plus solides et de meilleure sonorité. L’annonce de 1791 confirme cette idée, puisqu’elle fait mention d’une invention “dont les avantages sont de réfléchir le son au dehors d’une manière plus sensible”. La guitare en bateau de Michelot a ainsi été conçue comme une alternative à l’instrument baroque – mais aussi aux formes modernes peu à peu adoptées – dans le but de parfaire la pratique et le son.
[1] Sinier de Ridder, “Restoration of a Michelot late baroque guitar”, American Lutherie
La guitare de la vente du 1er mai 2021 est le témoin de cette période charnière de l’histoire. Réalisée à la fin d’une ère et avant le règne de la modernité – à un moment où s’ouvrent tous les possibles – sa forme curieuse reflète les aspirations visionnaires du luthier. Cet esprit de liberté n’a t’il pas aussi inspiré certains des artistes français les plus singuliers et fascinants, tels que Jean-Jacques Lequeu (pensez à ses architectures fantasmées) ou l’utopiste Claude-Nicolas Ledoux ? À une époque marquée par les changements brutaux, ces architectes révolutionnaires rattachés à aucun mouvement ont proposé d’autres perspectives artistiques, tout comme Michelot a cherché de nouvelles voies pour la lutherie. Mais qu’en est-il de Pierre Le Pileur et de son violon en bateau ? Tout d’abord, il faut rappeler que le violon faisait, tout comme la guitare, l’objet de modifications à la fin du XVIIIème siècle.
En outre, Le Pileur et Michelot étaient contemporains et appartenaient à la même corporation de Paris. Il est donc probable qu’ils aient eu connaissance du travail de chacun. Enfin, comme l’indique l’annonce publicitaire de Michelot, la forme en bateau devait permettre de “faire d’excellente quintes et violons”. Ainsi, l’invention n’était pas réservée uniquement aux guitares, et bien qu’il s’agisse de l’unique violon à caisse en bateau connu, il s’inscrit parfaitement dans ce contexte de transformation des instruments baroques. Toutefois, l’étiquette de 1754 vient remettre en question cette causalité. Plusieurs hypothèses se dessinent alors : Michelot aurait inventé la caisse en bateau au tout début de son activité de luthier dans les années 1750 ; ou bien Le Pileur aurait devancé Michelot en inventant ce modèle, avant de l’abandonner, expliquant ainsi l’absence d’autres violons en bateau. Quoiqu’il en soit, les deux luthiers ont fait figures d’originaux, voire d’avant-gardistes.
Bien qu’ils soient peu nombreux, d’autres instruments à caisse en bateau existent. La forme a même rencontré un certain succès à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècle en Italie[1]. En effet, parmi les quelques luthiers connus l’ayant reprise, trois ont leur atelier Via Po à Turin : Giovonni Torchio (vers 1810), Carlo Godone (vers 1800) et M. Taberna, qui aurait travaillé avec Godone. Le modèle venu de France est, selon les experts, directement repris de l’invention de Michelot. La chronologie confirme cette idée puisque les guitares italiennes datent du début du XIXème siècle. D’autre part, les étiquettes retrouvées sur les instruments sont rédigées en français, soulignant ainsi l’influence de la France – en partie liée aux campagnes d’Italie.
[1] Sinier de Ridder, La guitare, Paris 1650-1950, 2007
Le catalogue d’exposition Rosa Sonora (2003, Savillan, Italie) reproduit d’ailleurs une guitare en bateau de Giovanni Torchio, des années 1810, et indique qu’elle est inspirée des créations de Michelot. Il faut souligner que les luthiers italiens ayant repris cette forme sont connus pour l’originalité de leurs instruments. L’exemple de Carlo Godone, aussi présent dans l’exposition Rosa Sonora, est significatif. Le catalogue le décrit comme un “habile et excentrique fabriquant de toutes sortes d’instruments”, à l’image de la surprenante guitare-harpe exposée. Il est également signalé que celui-ci a fabriqué plusieurs guitares en bateau d’inspiration française. Dès lors, on constate que ce modèle semble essentiellement séduire les personnalités originales et audacieuses.
Outre en Italie et en France, on trouve une reprise de cette forme à Gand dans la production de Lamblin, ce qui est plutôt étonnant. Les quelques instruments connus du flamand – dont on sait peu de choses – semblent dépeindre un esprit créatif qui n’est pas sans rappeler le profil des luthiers italiens. Lamblin n’hésitait pas à faire preuve d’originalité dans la conception de ses instruments, comme cette guitare à 8 cordes – dont deux diatoniques sont en dehors du manche – conservée au Muziekinstrumentenmuseum de Bruxelles et datée de 1807. Coïncidence ou clé de compréhension, le musée conserve également une guitare de Michelot.
Ces dernières sont pourtant rarissimes dans les collections publiques. Alors, existait-il un lien entre les deux luthiers ? Contemporains, ils devaient probablement être au fait de leurs travaux respectifs. Soulignons qu’à l’époque, les idées circulaient dans toute l’Europe. La production de Lamblin reprend ainsi diverses innovations étrangères – en premier lieu la caisse en bateau. La guitare à 8 cordes du musée de Bruxelles nous en donne un autre exemple puisqu’elle découle d’une invention de Neumann, Maître de chapelle à Dresde (1789-1803, Allemagne), également inspirée d’un modèle espagnol[1].
[1] Victor Charles Mahillon, Catalogue descriptif et analytique du musée instrumental du Conservatoire royal de Bruxelles : précédé d’un essai de classification méthodique de tous les instruments anciens et modernes, 1880-1881
Très peu de guitares en bateau réalisées par Michelot sont connues : environ une petite dizaine. Dans les musées, elles sont encore plus rares. Comme mentionné précédemment, on peut en observer au musée de la Musique de Paris et au Muziekinstrumentenmuseum de Bruxelles. Sur le marché, elles sont inexistantes. L’apparition de ce modèle inédit est donc tout à fait inouïe et mérite d’être signalée. Cette découverte témoigne de ce moment décisif de l’histoire de la lutherie lors duquel quelques esprits libres et audacieux – sans doute idéalistes – ont proposé d’autres voies.
Bien que peu de luthiers aient repris cette forme, on constate que l’idée a voyagé en Flandres et en Italie. De part leur rareté, il est malheureusement difficile d’observer ce type de créations – hormis les quelques modèles exposées en musées – mais aussi car la majorité se trouve en collection privée. Néanmoins, par une conjoncture exceptionnelle, la vente du 1er mai 2021 de Vichy Enchères donne l’occasion unique de découvrir deux instruments à caisse en bateau, dont l’unique violon connu ! Des exemplaires d’autant plus remarquables que leurs réalisations se situent bien avant le bref succès des années 1800…
Alors ne manquez pas nos journées d’exposition pour les voir et la vente du 1er mai 2021 ! D’autres pièces rares sont d’ailleurs à découvrir, telles qu’une guitare “à cornes” de Vissenaire, un autre luthier atypique parfaitement à sa place aux côtés de Michelot et Le Pileur..
Nous remercions René Pierre pour son aimable concours à la rédaction de cet article.
The string and wind instruments sale of 1 May 2021 featured many surprising lots, including some discoveries, starting with two original models: a guitar by Michelot and a violin by Le Pileur. Although seemingly not having any connection, they do share one singular physical characteristic: their body is ‘boat shaped’. This unusual shape is not akin to that of the mandolin or lute, in which the back is rounded and convex, but one that stems from the back of the instrument being shorter than the front. This oddity provides us with an opportunity to revisit a turning point in the history of lutherie, when the transition was gradually made from baroque to modern instruments.
It is to Pierre Michelot, also known as Jacques-Pierre or Jacques-Philippe Michelot, that this invention is attributed. What do we know about him? He first started in 1751 as apprentice to François Gavinies, before furthering his training with Joseph Bertet from 1754. In 1757 he obtained the title of Master, which allowed him to set up his shop ‘À la Mélodie’ on rue Saint-Honoré. In 1791 he published an advertisement indicating that he was “renowned for his boat shaped guitars whose benefits are to project the sound in a more delicate manner, and for making excellent five-course guitars and violins”[1].
[1] Pierre Constant, Les facteurs d’instruments de musique, 1893, p. 123
Despite the advert being published in 1791, Michelot had been producing boat shaped guitars for decades before that. The Musée de la Musique in Paris has in its collections an example from 1767. In keeping with the one we are offering for sale, this example has a front that is larger than the back, resulting in the ribs being at a diagonal angle. These characteristics give the body of the instrument a ‘boat shape’, hence the name given to describe instruments with this body shape. What was the reason for this innovation?
To answer this question, we need to go back to the 18th century at a time when instruments – in particular violins and guitars – were undergoing significant changes. With music and the needs of musicians evolving, instrument makers introduced modifications to their instruments in order to simplify their play and improve their sound. Around 1770, when Michelot was active, the guitar was transformed from its baroque shape to the modern one. However, whilst the five-course guitar was gradually superseded by the modern six-string one, many players were concerned that they would not master the new instrument. This led them to ask their luthiers to adapt their existing instruments to the demands of the new playing techniques.
This usually required the lengthening of the neck or modifications to the head[1], but sometimes changes were also made the body of the instrument. Michelot was an integral part of this evolution. To meet the demands of musicians and to fulfil his desire to innovate, he designed the boat shaped body. His innovative journey also led him to the use of silk strings – considered to produce a better sound and be longer lasting – before the majority of other French luthiers. The advert of 1791 attests to his ideas, as it mentions an innovation “whose benefits are to project the sound in a more delicate manner”. As such, the boat shaped guitar by Michelot was conceived as an alternative to the baroque form – but also as an instrument gradually incorporating the modern form – in order to improve both playability and sound.
[1] Sinier de Ridder, “Restoration of a Michelot late baroque guitar”, American Lutherie
The guitar included in the 1 May 2021 sale attests to this turning point in history. It was made at the end of an era and before the advent of modernity, at a moment in time when everything was possible, and its unusual shape reflects the visionary aspirations of its maker. Is it not this same spirit of freedom that inspired some of the most unique and fascinating French artists, such as Jean-Jacques Lequeu (notably his fantastical architecture) or the utopian Claude-Nicolas Ledoux? At a time of dramatic changes, these revolutionary architects, independent from all movements, offered new artistic perspectives, the same way Michelot looked for new paths for lutherie. As to Pierre Le Pileur and his boat shaped violin, it is worth remembering first that the violin was subject to modifications at the end of the 18th century, just like the guitar was. Moreover, Le Pileur and Michelot were contemporaries and were members of the same guild in Paris.
Therefore, it is likely that they would have been aware of each other’s work. Finally, as the advert published by Michelot indicated, the boat shape body allowed to make “excellent five-course guitars and violins”. This invention was therefore not limited to guitars, and despite Le Pileur’s instrument being the only known example of a boat shaped violin, it fits perfectly within this context of the transformation of baroque instruments. However, the date of 1754 on its label raises questions about this narrative, and we may have to consider other theories: Michelot may have invented the boat shaped body at the very beginning of his career in 1750; or Le Pileur may have got there first, before abandoning this model, which would explain why this violin is the only extant example. Regardless, these instruments show that both these luthiers were original, and at the vanguard of their art.
Although rare, other instruments with a boat shaped body exist. This model even found some success at the end of the 18th century / beginning of the 19th century in Italy[1]. Amongst the instrument makers known to have revived it, three had their workshop on via Po in Turin: Giovanni Torchio (circa 1810), Carlo Godone (circa 1800) and M. Taberna, who is thought to have worked with Godone. According to the experts, the French model copied by these makers is the one invented by Michelot. The dates of these instruments confirm this theory, since these Italian guitars were made in the early 19th century. Moreover, their labels are in French, highlighting the French influence at the time of the Italian campaigns.
[1] Sinier de Ridder, La guitare, Paris 1650-1950, 2007
The exhibition catalogue Rosa Sonora (2003, Savillan, Italy) includes a boat shaped guitar by Giovanni Torchio from 1810, and indicates that it is inspired by Michelot’s instruments. It is worth noting that the Italian luthiers who copied this model are known for the originality of their instruments. The example from Carlo Godone in the Rosa Sonora catalogue illustrates this point. He is described in the catalogue as a “skilful and eccentric maker of all kinds of instruments”, as demonstrated by the surprising harp-guitar in the exhibition. The catalogue also indicates that he made a number of boat shaped guitars in the French style. This seems to suggest that this model was mainly of interest to makers of an original and audacious character.
In addition to Italy and France, one example of this model can also be found in the output of Lamblin in Ghent, which is rather surprising. The few known instruments by this Flemish maker – of whom little is known – seem to paint the portrait of a creative spirit, not unlike that of the Italian makers above. Lamblin was not afraid of originality when creating his instruments, as demonstrated by this eight-string guitar, in the collections of the Muziekinstrumentenmuseum in Brussels and dated 1807, in which two sympathetic strings have been added alongside the neck. Whether by coincidence, or as a further clue to our understanding of this model, the museum collections also include a guitar by Michelot.
Michelot guitars are incredibly rare in museum collections. Could this point to a link between the two makers? Being contemporaries, they must have been aware of each other’s work. It is worth noting that at the time ideas were flowing freely throughout Europe. Lamblin’s production incorporated a number of foreign innovations – notably the boat shaped body. The eight-string guitar from the Brussels museum gives us another example of this, since it derives from an invention by Neumann, Capellmeister in Dresden (1789-1803, Germany), itself inspired by the Spanish model[1].
[1] Victor Charles Mahillon, Catalogue descriptif et analytique du musée instrumental du Conservatoire royal de Bruxelles : précédé d’un essai de classification méthodique de tous les instruments anciens et modernes, 1880-1881
Very few boat shaped guitars by Michelot are known to us; only around 10. They are even more scarce in museums. As previously discussed, examples can be found in the Musée de la Musique in Paris and Muziekinstrumentenmuseum in Brussels. They are impossible to find on the market. This unique model is therefore most unusual and worth noting. It attests to a decisive moment in the history of lutherie, during which audacious and free spirits – idealists maybe? – proposed new solutions. Despite the fact that few luthiers took on this model, we can see that this idea travelled to Flanders and Italy.
It is unfortunately difficult to examine instruments of this type, other than the very few exhibited in museums, due to their rarity but also the fact that the few extant ones are mostly in private hands. However, thanks to an exceptional set of circumstances, the Vichy Enchères sale of 1 May 2021 provided a unique opportunity to discover two instruments with a boat shaped body, including the only known violin on this model! These two examples are all the more remarkable for being dated from before the brief relative success of the model around 1800.
So, do not miss our viewing days to examine these instruments, and the sale on 1 May 2021! Other rare and unusual lots will also be included, such as guitar ‘with horns’ by Vissenaire, another luthier out of the ordinary, who would not be out of place next to Michelot and Le Pileur. See you soon!
We thank René Pierre for his kind assistance in writing this article.