Vichy Enchères

Un rarissime décacorde de René Lacote

Ce décacorde de René Lacote, fabriqué vers 1828, est une curiosité de l’histoire de la lutherie. Cet instrument à dix cordes, conçu à la demande du célèbre guitariste et compositeur Ferdinando Carulli, est le fruit d’une collaboration unique entre le mythique luthier et le musicien italien. L’histoire de ce décacorde met en lumière les défis techniques, artistiques et commerciaux rencontrés dans la recherche d’innovation musicale à l’aube du XIXe siècle. Rareté sur le marché et dans les collections – on en connaît que quatre exemplaires en musées – ce décacorde nous offre l’opportunité de revenir sur cette innovation audacieuse qui fit couler beaucoup d’encre…


Description technique du décacorde de Lacote

Le décacorde de Lacote est marqué par plusieurs caractéristiques techniques qui le différencient des guitares traditionnelles de son époque. Ce modèle porte la marque au fer du luthier sur la tête et une étiquette sur le fond, renseignant l’adresse de la Place des Victoires à Paris, occupé par le luthier de 1823 au 15 avril 1829[1].


[1] Sinier de Rider, La guitare, Paris, 1650 – 1950, 2007, p.50.

Comme le souligne l’expert et luthier Jérôme Casanova, l’une des innovations majeures de ce modèle est son système mécanique, permettant de modifier la longueur du diapason du grand jeu. Grâce à cette fonctionnalité, le musicien pouvait ajuster la hauteur des notes graves rapidement et avec précision, un mécanisme inspiré des pédales de harpe, capables de hausser la hauteur des cordes d’un demi-ton. Le diapason de la guitare mesure 630 mm, tandis que celui des cordes graves s’étend à environ 700 mm, donnant ainsi à l’instrument une polyvalence dans les registres graves et une richesse harmonique exceptionnelle. Cet instrument, soigneusement restauré, conserve son authenticité tout en ayant été adapté pour être utilisé avec des cordes modernes.

Rare exemplaire parvenu jusqu’à nous, ce décacorde porte en lui toute une époque…

La collaboration avec Ferdinando Carulli

En effet, ce décacorde de Lacote doit son existence à la demande spécifique du guitariste Ferdinando Carulli. Carulli, figure centrale de la guitare classique au début du XIXe siècle, cherchait constamment à repousser les limites de la guitare. Il souhaitait un instrument qui lui permettrait d’explorer de nouvelles sonorités et de nouvelles techniques de jeu. C’est dans cette perspective qu’il demanda à Lacote de concevoir un décacorde capable de répondre à ses exigences.

Carulli a d’ailleurs rédigé une méthode complète pour cet instrument, expliquant en détail comment jouer sur un décacorde et les possibilités qu’il offrait aux guitaristes. Cette méthode, bien qu’innovante, n’a cependant pas réussi à populariser largement l’instrument. Le décacorde, malgré son potentiel, restait complexe et probablement trop spécialisé pour attirer un grand nombre de musiciens amateurs.

Un accueil critique mitigé

Bien que l’association entre Lacote et Carulli ait marqué une avancée dans le développement de la guitare, leur décacorde n’a pas reçu l’accueil escompté de la part du public et de leurs confrères. De nombreux luthiers, notamment ceux de Mirecourt, émirent des critiques envers cet instrument novateur. Les luthiers de Mirecourt, fiers de leur héritage et de leur savoir-faire traditionnel, voyaient probablement d’un mauvais œil l’arrivée d’un luthier parisien proposant un instrument aussi radicalement différent.

Une inscription mystérieuse, découverte à l’intérieur d’un décacorde lors d’une restauration, témoigne de l’attitude du luthier face à ses détracteurs. Elle se lit ainsi : « Celui qui a fait cette guitare à 10 cordes se fout de ceux qui y trouveront à redire. En mai 1828. Le capitaine Caco Terbines »[1]. Cette inscription, que l’on attribue aujourd’hui à Lacote lui-même, semble être une réponse moqueuse aux critiques émises par ses concurrents. Cette anecdote souligne le climat de rivalité qui existait à l’époque entre les différents luthiers et les débats qui entouraient l’innovation dans le domaine de la guitare.


[1] Bruno Marlat et Catherine Marlat, René Lacote 1785-1871, Luthier à Paris, Camino Verde, 2022

Le décacorde et l’évolution des guitares de Lacote

Malgré les critiques, le décacorde a joué un rôle crucial dans l’évolution des guitares conçues par Lacote. À partir de 1825, il commence à augmenter les dimensions de ses instruments, en particulier la largeur de la partie supérieure de la caisse et la hauteur des éclisses, accentuant les courbes et augmentant le volume sonore. Cette évolution technique n’est pas seulement liée aux innovations introduites par le décacorde, mais aussi aux échanges réguliers de Lacote avec les musiciens de son temps, qui cherchaient à obtenir plus de puissance et de richesse sonore.

La collaboration entre Lacote et Carulli a donc été le point de départ de plusieurs autres innovations dans la conception de la guitare. Si le décacorde n’a pas su s’imposer auprès du grand public, il a permis à Lacote de se positionner comme un luthier à la pointe de la modernité, capable de répondre aux demandes spécifiques des virtuoses de l’époque.

Le brevet et les innovations techniques

Le 31 octobre 1826, Carulli et Lacote déposent un brevet pour protéger l’invention du décacorde[1]. Ce brevet contient des croquis et des explications détaillées des innovations techniques apportées à l’instrument. L’une des innovations les plus remarquables est l’ajout des trois mécaniques en cuivre, appelées « pédales », permettant de raccourcir la longueur des cordes graves afin de les hausser d’un demi-ton. Ce mécanisme, que l’on retrouve sur l’instrument de la vente du 9 novembre 2024, est inspiré des pédales de harpe, un instrument que Lacote connaissait bien et dont il s’est inspiré pour améliorer la flexibilité du jeu sur le décacorde.

Le brevet met également en évidence d’autres détails techniques, comme la gorge sculptée à l’arrière du manche, conçue pour faciliter le déplacement du pouce de la main gauche sur le manche.


[1]  Bruno Marlat et Catherine Marlat, René Lacote 1785-1871, Luthier à Paris, Camino Verde, 2022

Cette innovation, qui allégeait le manche en réduisant son épaisseur à cet endroit, visait à améliorer le confort du musicien, notamment pour un instrument aussi large et complexe que le décacorde.

Peu après l’obtention du brevet, Lacote commence à marquer ses décacordes de l’inscription « PAR BREVET D’INVENTION », en plus de la signature classique « Lacote / à Paris » qu’il appose sur ses autres instruments. Cependant, à partir de 1828, il modifie légèrement certains aspects de son instrument, notamment en réduisant la largeur du chevillier et en modifiant la forme de certaines parties de la guitare. Ces ajustements montrent que, même après avoir obtenu un brevet, Lacote continuait à perfectionner ses instruments en fonction des retours des musiciens et des progrès techniques.

Une réception difficile mais un jalon historique

Le décacorde, bien que techniquement impressionnant, n’a jamais réussi à se populariser auprès des musiciens. Les témoignages de l’époque suggèrent que l’instrument a été accueilli avec scepticisme par la critique. Lors de l’Exposition nationale des produits de l’industrie d’août 1827, où Carulli et Lacote présentaient le décacorde, le jury ne décerna aucune récompense à l’instrument, et les commentaires dans la presse furent parfois cinglants[1]. Malgré cet accueil critique, le décacorde fit date dans l’histoire de la guitare.

Bien que peu d’exemplaires aient survécu, les quelques instruments qui existent encore, à l’instar du modèle de la vente Vichy Enchères ou de ceux conservés au musée des instruments de Bruxelles ou à l’université d’Édimbourg, sont des témoins précieux de cette époque d’innovation et d’expérimentation.

L’instrument a également influencé des professeurs de musique, comme Alexis Laurent, un professeur de Lille, qui a vendu sous son nom des décacordes inspirés de celui de Lacote. En 1831, un autre professeur, M. Amory, publie une annonce vantant les mérites du décacorde, cherchant à convaincre ses élèves d’adopter l’instrument, tentant sans doute une dernière fois de relancer son intérêt auprès des musiciens[2].


[1]  Bruno Marlat et Catherine Marlat, René Lacote 1785-1871, Luthier à Paris, Camino Verde, 2022

[2] Bruno Marlat et Catherine Marlat, René Lacote 1785-1871, Luthier à Paris, Camino Verde, 2022

Ce décacorde de René Lacote, conçu en collaboration avec Ferdinando Carulli, représente un jalon dans l’histoire de la lutherie. Bien qu’il n’ait pas réussi à séduire un large public, il incarne l’esprit d’innovation qui animait les musiciens et les luthiers du début du XIXe siècle. Ce modèle est particulièrement rare, quand on sait que seuls quatres exemplaires sont conservés dans les musées.


A RARE « DECACORDE » BY RENÉ LACOTE

This “decacorde” by René Lacote, made around 1828, is a curiosity in the history of guitar making. It is a ten-string guitar, created for the famous guitarist and composer Ferdinando Carulli, and is the result of a unique collaboration between the legendary guitar maker and the Italian musician. The history of this decacorde illustrates the technical, artistic and commercial challenges faced by musical innovation at the dawn of the 19th century. A rarity on the market and in collections – only four examples are known to exist in museums – this decacorde provides us with an opportunity to revisit this bold innovation that caused some controversy.


Technical description of the Lacote decacorde

The Lacote decacorde has several technical features that differentiate it from the traditional guitars of its time. This example bears the maker’s brand on the head and a label on the back, with features the address of the Place des Victoires in Paris, where the maker worked from 1823 to 15 April 1829 [1].


[1] Sinier de Rider, La guitare, Paris, 1650 – 1950, 2007, p.50.

As expert and maker Jérôme Casanova points out, one of the major innovations of this model is its mechanism, allowing the string length of the lower strings to be adjusted. Thanks to this mechanism, inspired by harp pedals capable of raising the pitch of the strings by a semitone, the musician could adjust the pitch of the low notes quickly and precisely. The standard string length of the guitar measures 630mm, while that of the low strings extends to approximately 700mm, thus giving the instrument versatility in the low registers and an exceptional harmonic depth. This instrument, which has been sympathetically restored, retains its original features while having been adapted so it could be fitted with modern strings.

This decacorde is one of the rare surviving examples of its type, and is the embodiment of a whole era.

The collaboration with Ferdinando Carulli

The decacorde by Lacote originates from a specific commission from guitarist Ferdinando Carulli. Carulli, a central figure in classical guitar at the beginning of the 19th century, was constantly seeking to push the limits of his instrument. He wanted an instrument that would allow him to explore new sounds and new playing techniques. It was with this in mind that he asked Lacote to design a decacorde capable of meeting his needs.

Carulli also wrote a complete method for this instrument, explaining in detail how to play a decacorde and the possibilities it offered to guitarists. This method, although innovative, did not succeed in widely popularizing the instrument. The decacorde, despite its potential, remained complex and probably too specialized to attract a large number of amateur musicians.

Mixed reception

Although the partnership between Lacote and Carulli marked a step forward in the development of the guitar, their decacorde was not met with great enthusiasm by the public and other guitar makers. Many makers, particularly those from Mirecourt, were critical of this innovative instrument. The Mirecourt makers, proud of their heritage and traditional craftsmanship, were probably suspicious of this Parisian colleague offering such a radically different instrument.

A mysterious inscription, discovered inside a decacorde during a restoration, attests to the maker’s attitude towards his detractors. It reads: “Whoever made this 10-string guitar doesn’t give a damn about those who find fault with it. In May 1828. Captain Caco Terbines”[1]. This inscription, which is now attributed to Lacote himself, seems to be a mocking response to the criticisms made by his competitors. This anecdote highlights the climate of rivalry that existed at the time between the different makers and the controversies surrounding innovation in the field of the guitar-making.


[1] Bruno Marlat et Catherine Marlat, René Lacote 1785-1871, Luthier à Paris, Camino Verde, 2022

The decacorde and the evolution of guitars by Lacote

Despite the criticism, the decacorde played a crucial role in the evolution of the guitars designed by Lacote. From 1825, he began to increase the dimensions of his instruments, in particular the width of the upper bout of the body and the height of the sides, accentuating the curves and increasing the sound volume. This evolution in design is not only linked to the innovations introduced by the decacorde, but also to Lacote’s regular exchanges with the musicians of his time, who sought to obtain more power and depth of sound.

The collaboration between Lacote and Carulli was therefore the starting point for several other innovations in guitar design. Although the decacorde failed to gain traction with the general public, it allowed Lacote to position himself as a modern and innovative maker, capable of meeting the specific demands of the virtuosos of the time.

The patent and technical innovations

On 31 October 1826, Carulli and Lacote filed a patent to protect the invention of the decacorde[1]. This patent contains sketches and detailed explanations of the technical innovations made to the instrument. One of the most remarkable innovations is the addition of three brass mechanisms, called “pedals,” which allow the length of the bass strings to be shortened in order to raise them by a semitone. This mechanism, which can be found on the instrument in the sale of 9 November 2024, is inspired by the pedals of the harp, an instrument that Lacote knew well and from which he drew inspiration to ease the playing of the decacorde.

The patent also describes other technical details, such as the throat carved at the back of the neck, designed to facilitate the movement of the thumb of the left hand on the neck.


[1]  Bruno Marlat et Catherine Marlat, René Lacote 1785-1871, Luthier à Paris, Camino Verde, 2022

This innovation, which made the neck lighter by reducing its thickness at this point, was intended to make the instrument more comfortable for the musician, which was particularly relevant with an instrument as large and complex as the decacorde.

Shortly after obtaining the patent, Lacote began to brand his decacordes with the inscription “PAR BREVET D’INVENTION”, in addition to the usual label “Lacote / a Paris” that he included on his other instruments. However, from 1828 onwards, he slightly modified certain aspects of his instrument, in particular by reducing the width of the pegbox and by modifying the shape of certain parts of the guitar. These adjustments show that, even after obtaining a patent, Lacote continued to improve his instruments based on feedback from musicians and technical advancements.

A difficult reception but a historical milestone

The decacorde, although technically impressive, never became popular with musicians. Accounts of the time suggest that the instrument was met with scepticism by critics. The decacorde was exhibited by Carulli and Lacote at the National Exhibition of Industrial Products in August 1827, but failed to win any prize from the jury, and was the subject of sometimes scathing comments by the press[1]. Despite being poorly received, the decacorde constitutes a landmark in the history of the guitar.

Although few examples have survived, the few instruments that are still extant, such as the example in the Vichy Enchères sale or those preserved at the Musée des Instruments in Brussels and at the University of Edinburgh, are important testimonies of an era of innovation and experimentation.

The instrument also influenced music teachers, such as Alexis Laurent, a professor from Lille, who sold decacordes inspired by Lacote’s under his own name. In 1831, another teacher, Mr. Amory, published an advertisement praising the merits of the decacorde, seeking to convince his students to adopt the instrument, and maybe trying one last time to revive its interest among musicians[2].


[1]  Bruno Marlat et Catherine Marlat, René Lacote 1785-1871, Luthier à Paris, Camino Verde, 2022

[2] Bruno Marlat et Catherine Marlat, René Lacote 1785-1871, Luthier à Paris, Camino Verde, 2022

This decacorde by René Lacote, designed in collaboration with Ferdinando Carulli, represents a milestone in the history of guitar making. Although it failed to attract a wide audience, it embodies the spirit of innovation that existed amongst musicians and guitar makers at the beginning of the 19th century. This example is particularly rare, as only four other instruments of this type are known and they are preserved in museums.

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