Vichy Enchères
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Tainturié et Jacques Le Teinturier : un seul et même facteur d’instruments ?

La découverte d’un archet signé « Tainturié », mis en vente à Vichy Enchères le 5 juin 2025, relance l’intérêt pour ce nom mystérieux de l’histoire de l’archet français. Cet instrument exceptionnel, deuxième archet authentifié à porter ce nom, invite à reconstituer la trajectoire d’un artisan dont l’œuvre, bien que discrète, s’inscrit dans la période charnière entre l’archet baroque et l’archet moderne. En croisant archives notariales et comparaisons stylistiques, une hypothèse de rapprochement se dessine avec le luthier rouennais Jacques Le Teinturier, actif au milieu du XVIIIe siècle.


Le nom de Tainturié associé à des archets : trois instruments conservés

Le nom de Tainturié apparaît aujourd’hui associé à trois archets du XVIIIe siècle, dont deux sont signés et un troisième attribué par expertise.

Le premier, vendu en 2019 lors de la vente Bernard Millant à Vichy Enchères, porte la signature « Tainturié » sur la baguette. Il s’agit d’un archet de violon dont la hausse et le bouton avaient été remplacés. L’instrument avait été référencé dans le tome I de L’Archet de Jean-François Raffin et Bernard Millant, qui notaient déjà sa haute qualité de facture.

« Cet unique archet connu correspond à une personne qui exerçait très certainement un autre métier en parallèle et il est très dommage qu’il n’ait pas pu produire davantage de baguettes car son travail est de tout premier ordre. »[1]


[1] Bernard Millant, Jean François Raffin, L’Archet, tome I, deuxième partie, L’Archet Editions, 2000

Le deuxième archet signé Tainturié est celui découvert à l’occasion de la vente du 5 juin 2025 à Vichy Enchères. Il conserve une hausse en ivoire ajourée d’un cœur stylisé, aux formes décoratives et aux joues ouvertes, dans un style transitoire caractéristique de l’époque. Le bouton est postérieur, mais l’ensemble reste homogène.

Le troisième archet, non signé, est conservé dans une collection privée et est attribué à Tainturié par les experts Yannick Le Canu et Sylvain Bigot.

Rapprochements stylistiques avec Jacques Le Teinturier

La rareté du nom « Tainturié » dans les sources anciennes et la proximité orthographique avec « Le Teinturier » – attesté à Rouen au XVIIIe siècle – permet d’envisager qu’il s’agisse d’une même personne.

« Jacques Teinturier » (Jacques Le Teinturier) est mentionné dans les rôles de capitation de Rouen comme « faiseur d’instruments » de la « Communauté des maîtres joueurs et faiseurs d’instruments et maîtres à danser de la ville faubourg et banlieue de Rouen » de 1756 à 1776[1].

Il fut apprenti de Jean Delafosse, au moins à partir de 1749, comme l’indique une étiquette manuscrite présente dans un de ses violons.


[1] Roles de capitation, Archives départementales de la Seine-Maritime. Nous remercions l’Espace Musical de Normandie pour nous avoir communiqué ces archives numérisées par leurs soins.

Parmi les instruments documentés figurent trois violons, dont celui précédemment cité daté de 1749 et signé « Jacques Le Teinturier ». Il a été acquis en 2018 par l’Espace Musical de Normandie.

Un deuxième modèle, en collection privée, a été expertisé par la Maison Vatelot-Rampal. Ce violon a été réalisé en 1751, comme l’indique son étiquette signée et datée.

Etiquette de violon de Jacques le Teinturier datant de 1751. ©archivesMaisonVatelotRampal
Etiquette du violon de Jacques Le Teinturier, 1751, archives Maison Vatelot-Rampal

Le troisième est daté de 1759 et porte l’étiquette « Jacq. le Teinturier à Rouen / Place du Marché Neuf / 1759 ». La Place du Marché-Neuf, aujourd’hui Place du Maréchal-Foch, se situe à deux pas de la rue Massacre. L’instrument est conservé au Musée de la Musique à Paris (sous le numéro d’inventaire E.980.2.413) et provient de l’ancienne collection Geneviève Thibault de Chambure.

On connaît enfin un violoncelle 7/8 de Jacques Le Teinturier, passé en vente à Vichy Enchères en 2014, également daté de 1759 et portant étiquette signée.

Notons que l’esthétique et la facture de ces instruments rappellent celles de Nicolas Pierre Tourte. Ce lien stylistique renforce la parenté avec les archets signés Tainturié – eux-mêmes marqués par l’influence des Tourte père et fils.

En effet, leurs formes hybrides entre baroque et moderne situent ces archets dans la mouvance d’une école pré-Tourte, en pleine période d’expérimentations.

Sources d’archives et hypothèses biographiques

Contrat de mariage de Jacques Tainturié et Rose Geneviève Leduc - Minutes et répertoires du notaire Toussaint Nicolas Garnier. ©Archives nationales de Paris.
Contrat de mariage de Jacques Tainturié et Rose GenevièveLeduc.

Le nom « Tainturier, luthier » apparaît également dans les comptes de Paul Jean Baptiste Alexis Barjot de Roncé, chevalier seigneur comte de Roncée, en janvier 1775. Le comte de Roncée résidait principalement à Paris, paroisse Saint-Roch, comme l’indique son contrat de mariage de 1751. Il était marié avec Adélaïde Julie Sophie Hurault de Vibraye, la Dame de compagnie de la princesse de Condé Charlotte Godefride de Rohan en 1753. Ces informations nous offrent ainsi un rare témoignage de l’activité d’un luthier nommé Tainturier, gravitant cette fois-ci dans les plus hautes sphères parisiennes durant le dernier tiers du XVIIIème siècle. La question du lien avec Jacques Le Teinturier, actif à Rouen, vient alors naturellement. S’agit-il du même luthier ?

Il se trouve qu’un contrat de mariage daté du 19 février 1789, conservé au Minutier central des notaires de Paris, mentionne un « Jacques Tainturier » domicilié rue de la Vieille Monnoye à Paris. L’inventaire après décès de son épouse Rose-Geneviève Leduc indique que Jacques Tainturié a par la suite résidé au 376 rue Saint-Honoré. L’adresse est notable, puisque la rue Saint-Honoré était à l’époque un quartier commerçant fréquenté par de nombreux artisans, notamment des luthiers et des marchands de musique. L’inventaire mentionne également que Jacques Tainturié était « ancien marchand boulanger ». Il pourrait s’agir de notre Tainturier luthier et cette double identité de boulanger et ancien marchand (luthier) confirmerait ce qu’avaient déjà supposé Jean-François Raffin et Bernard Millant dans L’Archet : Tainturié n’a probablement jamais été archetier à temps plein. Cela suggérerait un parcours professionnel multiple, cohérent avec les profils de luthiers de l’Ancien Régime, qui pouvaient changer plusieurs fois de spécialité durant leur carrière, devenir marchand ou se consacrer à une nouvelle activité à la fin de leur vie pour subvenir à leurs besoins ou attester de leur richesse. Ce mariage à un âge avancé – environ 55 ans si l’on postule une formation vers 1730-40 – laisserait entrevoir la possibilité de secondes noces après une carrière à Rouen. 

L’absence de poinçon ou d’inscription dans les rôles parisiens ne permet pas d’attester une carrière stable à Paris, mais la qualité de ses archets, leur cohérence avec le style Tourte, ainsi que la présence de son nom sur des instruments de premier ordre, suffisent à inscrire Jacques Tainturié dans l’histoire de la facture instrumentale de cette période de transition.

[1] Minutes et répertoires du notaire Toussaint Nicolas Garnier, Archives Nationales de Paris, MC/ET/XXXVIII/702

[2] Minutes et répertoires du notaire Louvois, Archives Nationales de Paris,MC/ET/XXXVIII/979

Minutes et répertoires du notaire Louvois, © ARCHIVES NATIONALES DE PARIS
Minutes et répertoires du notaire Louvois, © ARCHIVES NATIONALES DE PARIS
Minutes et répertoires du notaire Pierre Lormeau. © Archives Nationales de Paris
Minutes et répertoires du notaire Pierre Lormeau. © Archives Nationales de Paris

Un acteur des archets de transition

En effet, ces archets sont particulièrement intéressants car ils appartiennent à une période « de transition » – autour des années 1760–1785 – durant laquelle les faiseurs d’instruments ont cherché à répondre aux nouveaux besoins des musiciens. Cette phase, entre le style baroque et l’archet moderne codifié par François Tourte à partir des années 1785, voit apparaître une profusion d’essais. C’est dans ce contexte que se situent les archets de Tainturié.
Celui de la vente Vichy Enchères de juin 2025 notamment, par sa hausse audacieuse et son montage allégé, rappelle certaines expérimentations visibles chez les Tourte et Nicolas Duchaine.

Il partage avec eux une recherche de solutions formelles souvent inédites. Le profil de sa hausse, très découpée, répond à la même logique que celle des hausses en ivoire ajourées vues sur les archets Cramer. Tainturié peut ainsi être considéré comme l’un des acteurs silencieux de cette transition – certes marginal – mais désormais davantage documenté. Il a participé de cette génération d’artisans qui, avant même que l’archet moderne soit fixé, ont expérimenté et parfois anticipé des solutions qui seront par la suite standardisées.

Les trois archets aujourd’hui liés au nom de Tainturié, les rapprochements stylistiques avec les instruments de Jacques Le Teinturier et les documents d’archives permettent d’envisager l’existence d’un seul et même faiseur d’instrument discret mais talentueux, actif entre Rouen et Paris, à un moment charnière de l’histoire de la facture instrumental.


TAINTURIE AND JACQUES LE TEINTURIER : ONE AND THE SAME INSTRUMENT MAKER ?

The discovery of a bow signed « Tainturié », offered for sale at Vichy Enchères on 5 June 2025, has revived interest in this mysterious name in the history of the French bow. This exceptional instrument, the second authenticated bow to bear this name, invites us to retrace the career of a craftsman whose work, although discreet, is part of the pivotal period between the baroque bow and the modern bow. By cross-referencing notarial archives and stylistic comparisons, a possible link with the Rouen luthier Jacques Le Teinturier, active in the mid-eighteenth century, emerges.


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